L’arsenal de Brest : plus de 400 ans d’évolution de l’industrie au service de la marine (2011)
"L’arsenal de Brest, créé en 1631 par Richelieu, est devenu au 19e siècle un gigantesque complexe militaro-industriel niché au cœur de la ville, le long des rives de la Penfeld, qui illustre la mainmise de l’État sur le territoire breton. À Brest, la véritable richesse est la construction navale due au savoir-faire des ouvriers et des maître-charpentiers. La mise en œuvre adéquate des processus d’approvisionnement – notamment en poudre à canon, bois, fer, chanvre (pour la corderie), pierres de taille et chaux (pour les fortifications) – était aussi un apport d’importance. L’histoire des sciences et techniques dans le domaine maritime et militaire, la marine étant bel et bien une arme moderne, se confond avec l’histoire de la ville et le développement de l’arsenal. Pour Seignelay, fils aîné de Jean-Baptiste Colbert et futur secrétaire d’État à la Marine, l’arsenal de Brest c’est avant tout « les grands et larges quais, la régularité des bâtiments construits dans toute cette étendue et le nombre de cinquante gros vaisseaux de guerre ». Au 18e siècle, l’architecture des bâtiments de l’arsenal de Choquet de Lindu n’est-elle pas avant tout française ? Pour Émile Souvestre dans son Voyage dans le Finistère, de 1835, « Ce qui vous saisit à l’aspect de cette grande ligne de bâtiments, c’est une expression de force et de puissance ».
Au fur et à mesure de l’extension de ses besoins, la Marine a investi de nouveaux espaces, faisant fi des contraintes topographiques pourtant très prégnantes.L’aménagement au 19e siècle de la pointe du Salou en bassins et la création de l’île Factice (avec le produit des excavations du port) en fond de Penfeld constituent de bons exemples de cette évolution. L’envasement de la Penfeld est cependant un frein auquel les progrès techniques ne répondent qu’imparfaitement, la rivière devant être sans cesse draguée. L’aménagement du plateau des Capucins, pour recevoir des ateliers, à partir de1840, marque un tournant important puisque l’arsenal s’étend au-delà des rives mêmes de la Penfeld. Au début du 20e siècle, plus de 6 000 ouvriers s’activent encore à l’arsenal.
Si Brest est coupé par la Penfeld, la principale césure vient en réalité de l’espace central et de son château, autrefois bourg, annexé par le domaine militaire. Progressivement, au milieu du 19e siècle, la ville se coupe de la rivière, accaparée par la marine, l’établissement d’un pont, en 1861, constituant un moyen d’enjamber « l’espace interdit ». Dès la fin du XVIIe siècle, la vraie question pour Vauban semble être : comment concilier activités militaire et civile dans un espace restreint ?
Véritables richesses, l’État les défend par l’établissement d’un vaste ensemble fortifié conçu dès 1683 par Vauban. Les fortifications de la rade de Brest sont le signe tangible du contrôle de l’État sur un espace sensible : la ville et sa population, mais aussi les routes maritimes et les infrastructures qui lui sont liées. L’indépendance économique dépend de la capacité de l’État à contrôler ses routes et à sortir de ses arsenaux. Le centre de gravité de l’arsenal de Brest, d’abord situé au niveau de l’embouchure de la Penfeld et du château médiéval, tend, à la fin du 19e siècle, à se déplacer vers l’ouest avec le développement de l’avant-port militaire à Laninon. La construction de l’École Navale sur le plateau des Quatre Pompes dans les années 1930, puis de la base allemande de sous-marins, participent encore de ce basculement. Les récentes restructurations tendent aujourd’hui à resserrer l’espace sensible autour des bassins de Laninon et du château, siège de la Préfecture maritime Atlantique. Les ouvriers de l’arsenal ont en grande partie été remplacés par des sous-traitants, mais la mémoire ouvrière est amenée à perdurer par la réappropriation et la valorisation des anciens ateliers des Capucins".
Une triple évolution : vaisseaux, canons, forts et batteries de côte
"Depuis la fin du 17e siècle, face à la guerre de harcèlement et de ravage visant à déstabiliser le royaume sur ses frontières maritimes dans le cadre d’une véritable « petite guerre littorale », la fortification – l’action de « rendre plus fort l’existant » – constitue la principale réponse à l’attaque. C’est la lutte qu’Alain Guillerm désigne comme « la pierre ou le vent », déclinaison maritime de la lutte entre « le canon et la cuirasse », née de la triple évolution du vaisseau, du canon et du fort. Au 17e siècle, le vaisseau, « forteresse de bois, de toiles et de canons», concentre dans ses flancs une importante artillerie à laquelle la fortification répond dans un premier temps par des batteries rasantes puis par l'utilisation de tours. Cette disposition se maintient jusqu’en 1861 avec la construction des derniers exemplaires de réduits de batterie de côte, modèle 1846. Au concept de la cuirasse, les ingénieurs répondirent par des projectiles capables de la traverser.
À la fin du 19e siècle, face aux navires de guerre cuirassés et à vapeur équipés de canons modernes, la fortification s’enterre, laissant place à la batterie de gros calibre. La baisse du nombre de canons sur la période est importante : si Vauban prévoit 213 canons (108 au nord / 105 au sud) pour la seule défense du goulet en 1696, en 1858 on en dénombre encore 173 (103 / 70), en 1870 on en prévoit 112, en 1900 on en compte 110 (58 / 52) et en 1914, 90. Il faut attendre la Seconde Guerre mondiale pour voir le nombre de canons baisser d’une manière significative, avec 15 canons pour la défense du goulet (batteries du Minou et du Portzic, de Pourjoint et de la pointe des Espagnols). La portée de l’artillerie a également considérablement augmenté : de 2 500 m à la fin du 17e siècle à plus de 28 km dans les années 1940, mais c’est surtout la précision due aux nombreuses évolutions techniques dans la composition des projectiles qui est la plus saisissante. Dans l’entre deux-guerres, la marine met en place de nouvelles batteries côtières capables de contrôler les chenaux d’accès aux ports de guerre.
Les ingénieurs – dont Vauban, le premier de tous – se sont, en Bretagne, bornés durant un 18e siècle allant de 1683 à 1783 à fortifier le littoral en le dotant de retranchements, forts et batteries de côte aptes à refouler l’assaillant sur la plage. La période vaubanienne se caractérise par la mise en place d’un système défensif littoral cohérent, associant ouvrages de fortification et organisation logistique de grande ampleur sur un territoire étendu : l’arsenal de Brest en est la manifestation la plus éclatante. Les grands travaux de fortification littorale entamés sous Louis XIV se poursuivent sous ses successeurs selon des formules très classiques.Il faut attendre la fin du 18e siècle pour voir, à Brest, l’introduction de véritables innovations, avec la construction peu avant la guerre d’Indépendance américaine de forts détachés, créant un vaste camp retranché en avant de l’enceinte urbaine.
Pourtant, toutes ces fortifications n’ont guère fait la preuve de leur efficacité et il est difficile de savoir dans quelle mesure la dissuasion née de l’amoncellement de fortifications et batteries de canon a joué. Il est vrai cependant que, de Vauban aux dernières années du 18e siècle, voire à la Seconde Guerre mondiale, ces édifices ont aussi été affectés à d’autres fonctions. Ils sont un exceptionnel moyen de dissuasion et, plus encore, de propagande. Les portes, outre leur aspect fonctionnel, matérialisent la magnificence du roi. Certes, l’on sait que l'ennemi peut débarquer sur n’importe quelle plage, mais on préfère encore et toujours défendre ses arsenaux ou ports par une défense statique – que tout le monde voit – plutôt que par une autre, mobile mais invisible et lointaine, celle que constituent les flottes de guerre".
Des inventions nouvelles : torpille, sous-marin et avion
"L’édification des phares et la signalisation maritime permettant la navigation nocturne font prendre conscience de la nécessité de l’éclairage de la rade de Brest à des fins défensives dans la seconde moitié du 19e siècle. L’éclairage électrique de la rade et des passes est une des manifestations les plus évidentes de la deuxième révolution industrielle dans « l’art militaire ». Érigés au rang de « nouvelles machines de guerre », projecteurs mobiles ou fixes sont utilisés sur différents théâtres d’opération par l’armée de terre ou la marine. Cette nouveauté s’illustre notamment dans les guerres coloniales où elle est employée comme un « épouvantail pour effrayer les troupes trop naïves ». L’ingénieur français Louis Sautter s’illustre particulièrement par ses découvertes ; en 1852, il rachète l’atelier Soleil et fabrique la « lentille de Fresnel » pour les phares. Des inventions nouvelles viennent troubler cet équilibre précaire, ainsi la « torpille vigilante » ou « automobile » qui peut couler un croiseur cuirassé. Le poste expérimental de lancement de torpilles Whitehead du Mengant a été élevé en 1873-1874. Le tube a été intégré dans la cale et un petit bâtiment a été construit pour abriter les instruments de mesure. Pour Patrick Jadé, historien des fortifications, « il n’est pas impossible que ses vestiges, encore bien conservés bien qu’à l’abandon, soient les plus anciens d’une installation lance-torpilles à partir de la terre ».
Le sous-marin fait son apparition dans le domaine militaire en 1864 pendant la Guerre de Sécession. Dès 1801, Fulton testait son prototype, Le Nautilus, à Camaret. En 1887, les Français Henri Dupuy de Lôme et Gustave Zédé lancent le Gymnote, premier sous-marin torpilleur électrique opérationnel. Long de 17 m, il est doté d’un périscope et d’un gyroscope électrique. Les sous-marins font peur : en mai 1915 le U-20 allemand coula le paquebot transatlantique britannique Lusitania ce qui contribua à l’entrée en guerre des États-Unis. En 1868, Jean-Marie Le Bris expérimente sa barque ailée baptisée Albatros II, un prototype de planeur, avec le soutien de l’École navale de Brest. Son premier vol eut lieu en 1856 sur la plage de Tréfeuntec (Plonévez-Porzay). Un des essais sur le polygone de la Marine donna lieu à un vol plané d’environ 200 m de longueur et 40 m de hauteur.
L’Entente cordiale scellée avec l’Angleterre en 1904 fait disparaître la menace britannique sur les côtes : l’ère des fortifications maritimes s’achève à Ouessant en 1906 avec la construction du réduit central Saint-Michel. Lors de la Première Guerre mondiale, la réponse à l’utilisation du sous-marin par les Allemands passe par l’utilisation d’une autre invention à des fins d’observation, d’exploration, de surveillance, voire de bombardement : l’hydravion, avec le développement des centres d’aviation maritime ; le premier centre d’aviation maritime a été créé en 1912 en Méditerranée. Le premier centre d’aéronautique maritime de Bretagne est installé à Brest en 1917, composé d’une base d’hydravions et de ballons captifs (sur le terre-plein des Quatre-Pompes), et d’un centre d’aérostation maritime pour dirigeables (sur le champ de manœuvre de Guipavas). La direction générale de la Guerre sous-marine voit le jour la même année. Une petite base d’hydravions avait été installée à Camaret au pied de la tour Vauban, utilisant la cale du canot de sauvetage, avant d’être transférée en 1919 aux Quatre Pompes. De ces installations, il subsiste un château d’eau et un slip way à Camaret.
Un centre d’aviation maritime est créé à Lanvéoc-Poulmic en 1936, à la fois centre d’hydraviation en partie basse et aérodrome en partie haute. De cette époque, il reste les slip way, le support de la grue (aujourd’hui devenu chapelle) et l’étoile du Béarn, piste qui permettait aux appareils du premier porte-avions français, Le Béarn, armé comme porte-avions en 1928, de s’entraîner à la « prise de brin » (manœuvre d’appontage), le hangar à hydravions Sainte-Sophie a été malheureusement détruit. La fin de la période voit le développement de l’aviation et les bombardements aériens. Dès 1924, l’arsenal de Brest peut compter sur ses défenses contre avion (DCA) composées systématiquement de quatre canons de 75 mm, réparties au fort Montbarrey, au fort de Penfeld, la pointe des Espagnols et projetées sur quatre autres sites. En 1939, d’autres batteries de DCA sont implantées à Quélern, au fort de Lanvéoc, à Keradiguen et à la Maison Blanche. En juin 1944, existaient près de trente batteries lourdes antiaériennes et installations de projecteurs autour de Brest".
Le feu nucléaire : l’échelle mondiale
"Aujourd’hui, résume Alain Guillerm, la guerre peut s’étendre à l’échelle planétaire : c’est le primat de « l’échelle mondiale » dans les calculs stratégiques. Ce primat se manifeste d’ailleurs dans le terme « géostratégie », qui désigne la spécificité des opérations conduites « aux plus vastes dimensions, et avec la plus grande variété de moyens d’action ». Mais chaque époque, en fonction de ses moyens de communication, possède ses propres « plus vastes dimensions » auxquelles on peut associer un type de fortification. « À l’époque du tank et de l’avion, une ligne fortifiée est devenue le synonyme de l’absence de volonté de vaincre. D’ailleurs les puissances de l’Axe, dès leurs premières défaites, vont tomber dans ce travers ; le Mur de l’Atlantique de Hitler, les îles fortifiées japonaises du Pacifique (de Tarawa à Okinawa), seront le symptôme de ce tournant dans la fortune des armes comme dans les esprits. […] Mais si le « béton» est dépassé, le concept de fortification lui, ne l’est pas. La défense du territoire – sa sanctuarisation – a simplement changé de nature. Pour une puissance indépendante c’est, pensons-nous, la dissuasion, la menace du feu nucléaire stratégique, qui est devenue la forme moderne de la fortification ». Pourquoi élever des fortifications si la guerre peut avoir lieu n’importe où, n’importe quand ?"
L’île Longue à Crozon : volet sous-marin de la dissuasion nucléaire française
"Si quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins sont basés à l’île Longue, en face de Brest, six sous-marins nucléaires d’attaque sont basés à Toulon, au plus près des nouveaux théâtres d’opération situés le plus souvent en Méditerranée ou dans l’océan Indien. Construite de1967 à 1972 et sans cesse modernisée, la base opérationnelle de l’île Longue comprend notamment « un port spécifique, deux bassins de carénage, des ateliers de réparation et une zone pyrotechnique où sont stockés les missiles et leurs têtes nucléaires dans des conditions de sécurité et de sûreté maximales ». Existent également la pyrotechnie de Guenvenez et l’école de navigation sous-marine de Brest.
Selon le principe tactique de dissuasion nucléaire et de la « frappe nucléaire de riposte» – la dissuasion nucléaire française étant exclusivement défensive –, au moins un sous-marin nucléaire lanceur d’engins est maintenu en permanence à la mer. Le 1er décembre 1971 entrait en service le premier sous-marin nucléaire lanceur d’engins français baptisé Le Redoutable. Aujourd’hui, ils portent les noms de Le Triomphant (1997), Le Téméraire (1999), Le Vigilant (2004) et Le Terrible (2010). Ce dernier est doté du tout nouveau missile M51 à portée intercontinentale (plus de 8 000 km) se déplaçant à la vitesse phénoménale de Mach 15. La puissance nucléaire totale par sous-marin représente plus de 1 000 fois la bombe d'Hiroshima".
Rêvons un peu : l’arsenal de Brest ouvert aux civils (2011)
"Si d’ici une à deux générations l’arsenal et les quais de la Penfeld redevenaient accessibles à tous ou au moins mixtes, des espaces gigantesques seraient à repenser et à recomposer entièrement. Ceci constituerait le prolongement de l’actuelle reconversion du plateau des Capucins et de la mise en valeur des fortifications et rampes du cours Dajot bientôt irrigué par le nouveau tramway de Brest Métropole Océane. Le réseau de tunnels ferroviaires de l’arsenal, passant sous le plateau des Capucins, sous Recouvrance et datant des années 1930, pourrait alors faciliter l’ouverture d’une nouvelle ligne au tramway, la première étant aujourd’hui en travaux. Cette ligne de communication entre « éléments clés » de l’arsenal et de la ville reconstruite mettrait en outre en évidence la sédimentation de l’ancien Brest, reconstruit entièrement après la guerre. L’histoire de la ville deviendrait lisible pour tous et mettrait ainsi un terme à la segmentation tricentenaire : rive droite / rive gauche / arsenal et périphérie. Le succès de l’ouverture des quais lors des manifestations nautiques de Brest 2004 et 2008 montre le désir du public (brestois ou non) de s’approprier ces espaces encore militarisés. Le port du château en service depuis 2009 constitue déjà un atout économique et touristique majeur pour l’agglomération à l’embouchure de la Penfeld".
(Lécuillier Guillaume, 2011)
Lécuillier Guillaume (dir.), Jean-Yves Besselièvre, Alain Boulaire, Didier Cadiou, Christian Corvisier, Patrick Jadé, Les fortifications de la rade de Brest : défense d'une ville-arsenal. Rennes, éd. Presses Universitaires de Rennes, coll. Cahiers du patrimoine, 2011, n° 94, 388 p.